C’est ainsi qu’après avoir souvent cheminé sur le même sentier, nagé dans le même Gardon, regardé les mêmes arbres, qui sait, les mêmes tableaux, j’en arrive au point où sentier, arbres et rivière ne me sont plus qu’une sorte d’habitude, un simple décor dans lequel j’avancerai. Mais ce qui me frappe à la fin, c’est le bref effet d’un reflet le long d’une écorce humide, le pli d’une feuille, un galet sur le sentier, l’agitation dans l’eau d’une algue désespérée, et tant d’autres impressions curieuses, amusantes. Tant d’impressions, mais dont il me semble soudain qu’elles sont seules réelles et comme le contraire même d’une impression : qu’elles constituent ma vérité, la présence même où sont suspendus le sentier, l’arbre, le ruisseau.
Quand je me réveille en pleine nuit, ou même le matin au moment de me lever, qu’est-ce que je vois ? Au sortir d’un rêve (en général un peu convenu et dont je ne me souviens de rien d’extraordinaire), qu’est-ce que je vois, sinon un zigzag, un éclair, un éclat ; quelque chose comme une haie de brindilles, des morceaux de carrés et de losanges (qui tiennent aux plinthes du mur), un nuage où courent des rais lumineux.
Quoi ! des débris, des déchets. Des riens. Il arrive que je referme les yeux, de la déception que j’en ai (sans compter l’envie de dormir encore). Et pourtant, c’est ça qui est vrai. Ce sont ces débris qui portent tout le reste du monde. Ce sont les déchets qui sont présents. Les riens.
Sans doute la certitude qui me vient d’un de mes tableaux n’est-elle pas très différente de cette présence-là. Et peut-être l’explosion colorée qui caractérise bon nombre de mes toiles tient-elle, par cette voie un peu mystérieuse, à l’abondance de tableaux entassés dans mon atelier qui sont offerts à mes yeux à la fois, dont il m’a bien fallu prendre l’habitude mais qui tout à la fois me charme et m’accable. Un peu mystérieuse certes, puisqu’elle suppose que mes impressions les plus vagues et les plus fugitives pourraient constituer la réalité la plus sûre qui me soit donnée ; mystérieuse, mais non pas si étrange qu’elle ne me soit familière, elle aussi habituelle. Car je passe à tout instant par des événements (je prends le mot le plus vague pour éviter le mot inspiration) évènements qui ont tous l’apparence d’un moment magique. C’est peu je le reconnais, je l’avoue volontiers.
Une fois réveillé je pousse la porte et entre dans l’atelier.
Ah !
La surprise c’est de reconnaître que ce que je vois appartient à un ensemble de choses plus complexes, en partie invisibles, en partie enfouies, mais qui sont contenues dans l’exclamation. Ah !
Des milliers de fois je suis entré dans mon atelier.
J’ai vu des milliers de fois des pinceaux tremper dans des seaux d’eau, senti l’odeur des pigments des colles et liants, de la cire. Des toiles sur les chevalets, des tableaux entassés contre les murs. J’ai vu des milliers de fois de nombreuses grandes tables supportant d’innombrables pots remplis de pigments broyés, des récipients pleins de peinture sans couvercles, des règles, des multitudes de crayons de couleur éparpillés, des craies et pastels mélangés et émiettés, des chiffons bigarrés de couleurs diverses essuyées.
Il y a sur les tables des panneaux de bois supportant tendues des feuilles de papier vierges ou peintes grâce à des bandes de papier kraft collées sur les quatre côtés. Il y a des panneaux de bois où les peintures sur papier ont été découpées puis entassées dans des tiroirs, demeurent seules des bandes de papier kraft dont la surface conserve les dépassements des couleurs lors de leur application sur le papier tendu.
L’atelier semble être la réalité la plus sûre qui m’entoure.
Les bandes de kraft conservant les traces de couleur des papiers peints ôtés des panneaux de bois et rangés dans des tiroirs sont la réalité qui m’entoure. Je suis le conservateur de peintures sur bandes de papier kraft qui ne seront jamais que des déchets, des débris, des riens, c’est ça qui est vrai. Ce sont ces riens qui me permettent de peindre, c’est sur ces déchets que je peins. Ce sont ces bandes de papier kraft qui sont présentes. Les couleurs sur les bandes de papier kraft sont la réalité la plus sûre qui m’entoure dans l’atelier.
Je suis le recycleur de mes déchets.
Riens.
Le temps scellé.
Christian Astor